CHORANCHE

Fin de la grande époque viticole

J'ai l'impression que, de nos jours, peu de gens ont entendu parler du grand passé de Choranche dans le domaine du vin. Je conclus donc qu'ils n'ont jamais fouillé les archives d'état-civil (désormais disponibles sur l'Internet) et les actes notariées (aux Archives départementales à Grenoble), sinon ils auraient forcément remarqué que l'activité de presque tout résident choranchois, avant le milieu du XIXe siècle, était vigneron. En revanche, tout le monde a entendu parler d'une certaine « viticulture » sauvage pratiquée dans les milieux ruraux locaux depuis un siècle et demi, aboutissant à la production artisanale chez soi de pinards de qualité médiocre (parfois toxiques). Et j'ai parfois du mal, quand j'évoque les vignobles de Choranche, à expliquer que le sujet qui me concerne n'a rien à voir avec cette « viticulture » rustique des temps modernes.

Invasion phylloxérique

Abordons enfin l’histoire de cette catastrophe écologique (comme on dirait de nos jours), le phylloxéra de la vigne, dont la cause et le remède sont venus, tous les deux, du Nouveau Monde. C’est une histoire qui se déroule en plusieurs étapes, dont la compréhension nécessite quelques connaissances minimales en botanique viticole. C’est surtout une histoire—parfois dramatique—dont chaque épisode fut la conséquence, dans un premier temps, d’actes humains. Enfin, c’est une histoire dont les retombées nous poursuivent toujours, en ce sens que certains aspects du fléau venu de l’Amérique restent toujours parmi nous (à Choranche, par exemple), comme je vais l’expliquer. D’abord, les faits...

Le nom scientifique de la vigne européenne, que l’on cultive depuis l’Antiquité, est Vitis vinifera. Dans ce nom, le premier terme, Vitis, désigne ce que les botanistes appellent le genre, tandis que le second terme, vinifera, indique l’espèce. En Europe, il n’y a qu’une seule espèce de Vitis : le vinifera. Toutes les autres espèces de Vitis furent détruites par le froid au cours du Quaternaire. Les cépages européens sont ce qu’on appelle des variétes de l’espèce Vitis vinifera.

Dans le Nouveau Monde, au milieu du XIXe siècle, la situation était complètement différente. On connaissait une vingtaine d’espèces de Vitis, toutes inconnues en France. En 1865, quelqu’un apporta en France des boutures d’un Vitis américain, l’Isabelle, sans savoir que celles-ci abritaient l’infâme puceron Phylloxera vastatrix. Celui-ci mit le temps qu’il fallait pour découvrir les diverses variétés de Vitis vinifera, qui furent pour lui—toutes, sans exception—un régal ! Dans un laps de temps étonnamment court (à peine une décennie), les racines d’une grande partie des vignes en France furent attaquées et détruites par le puceron américain.

L’hybridation et le célèbre cas de Monsieur Baco

Comment réagir à cette catastrophe ? Dans la mesure où cet insecte n’avait jamais fait de mal aux espèces de Vitis natifs d’Amérique, on se dit qu’un remède au fléau devait partir des plants américains. Sachant que l’on peut faire des hybridations, c’est-à-dire des croisements entre deux variétés d’une même espèce (métissage) ou entre deux espèces voisines, on se posa bientôt la question suivante :

Ne pourrait-on pas créer un hybride franco-américain résistant au phylloxera, que l’on exploiterait comme une vigne à part entière, susceptible de produire du vin ?

Ce mariage entre la Belle et la Bète fut consommé aux alentours de 1898 grâce à l’entremise d’un Landais nommé François Baco, symbole de l’instituteur génial, touche-à-tout, de la Troisième République, et qui eut l’excellente idée de faire convoler en justes noces le pauvre Vitis riparia et la Folle blanche, qui n’a rien de fou du tout car il s’agit du cépage du Cognac et de l’Armagnac. Depuis plus d’un demi-siècle, à Choranche et ailleurs, les paysans font souvent leur vin de consommation familiale à partir de ce petit raisin bâtard et vigoureux.

Solution du greffage

Néanmoins les hybrides ne donnèrent pas l’équivalent des vins prestigieux qui faisaient la renommée du vignoble français. On se tourna alors vers une autre solution, consistant à à faire venir massivement en France des pieds de « Vitis americana » afin de les exploiter comme porte-greffe résistant susceptible de recevoir nos variétés familières de Vitis vinifera, la fragile espèce européenne. Cette nouvelle approche a réussi parfaitement. Le puceron, sans disparaître, devint inoffensif à partir du moment où il tomba sur les mêmes racines « indigestes » qu’il connaissait si bien, et depuis toujours, de l’autre côté de l’Atlantique. Quant au vigneron français, il se retrouva devant des vignes qui donnaient bien l’impression de se comporter exactement comme celles d’antan, du moins sur le plan de leurs qualités vinicoles. Désormais, la plante que le vigneron appelait, par exemple, une vigne de Pinot était en réalité—pour parler avec plus de précision—un greffon de Vitis vinifera de la variété Pinot installé (façon de parler, car le greffage est tout un art) sur un pied américain robuste et rustique—généralement de l’espèce Vitis riparia—qui n’était pas tellement éloigné des vignes sauvages du Nouveau Monde.

Les choses auraient pu s’arrêter là, mais on sait qu’il est vain de vouloir arrêter le sacro-saint progrès, même si celui-ci n’est pas toujours bénéfique. Commençons par les suites indéniablement positives, avant de nous pencher sur des aspects moins heureux de l’invasion en France de « Vitis americana ».

A partir du moment où le vigneron est condamné à se servir d’un porte-greffe comme « tampon de protection » entre son spécimen chéri de Vitis vinifera et les nuisances susceptibles de s’attaquer aux racines de sa vigne, mieux vaut perfectionner ce « sas » organique pour qu’il soit efficace contre toutes sortes d’attaquants potentiels.

Cette amélioration des porte-greffe s’est opérée par la technique de l’hybridation, dont je viens de parler, dans un univers qui fut à l’origine 100% américano-américain, car l’espèce Vitis riparia fut présente dans un bon nombre de ces croisements. Aujourd’hui, quand un amateur de raisins de table souhaite planter, par exemple, un Chasselas doré de Fontainebleau contre le mur de son potager, il peut acheter un porte-greffe tel que Riparia Gloire de Montpellier, dont l’appellation révèle qu’il s’agit bien d’un hybride franco-américain.

Vins rustres

Après le coup de tonnerre du phylloxera, les paysans français—qui, on le sait, ne manquent jamais d’imagination—se posèrent la question suivante :

Et si nous nous servions directement de toutes ces vignes américaines pour faire du pinard ?

Aussitôt dit, aussitôt fait... même si l’oncle d’Amérique prenait plutôt l’allure parfois d’un gamin campagnard qui se sert d’écorce de maïs pour confectionner des cigarettes.

La petite liste de ces cépages rustiques américains contient exactement six éléments, dont les noms sont désormais notoires, pour ne pas dire célèbres, non seulement dans le Nouveau Monde mais partout en Europe (y compris dans les couloirs bruxellois de l’Union européenne) : Noah, Othello, Isabelle, Jacquez, Clinton, Herbemont.

A Choranche, vers la fin du XIXe siècle, bien après le départ des religieux et les ravages du phylloxera, ces six variétés de « Vitis americana » firent la joie des dilettantes de la vigne. Quand on se promène ailleurs dans le Royans, on tombe souvent sur de petites parcelles de l’un ou l’autre de ces cépages. J’ai même rencontré un vigneron amateur près de St Jean-en-Royans qui m’a montré avec fierté un coin de son potager où il faisait revivre du Clinton par bouturage. Pourquoi donc ? Pour des raisons purement nostalgiques, m’a-t-il dit. Le Clinton, c’était toute son adolescence...

Noah

Noah est la traduction en anglais du prénom biblique Noé. Ce raisin blanc est un hybride américain de Vitis riparia et Vitis labrusca. Employé dans un premier temps comme porte-greffe, le Noah a été croisé en France avec la Folle blanche pour donner le Baco blanc, qui s’utilise notamment pour l’Armagnac. Gustave Rey n’y allait pas par quatre chemins quand il évoquait les dangers de ce plant pour la la santé : « Le Noah est un vin blanc qui rendait les gens fous ! » Depuis les années 1950, on sait que la folie dont parlait Gustave est l’effet d’un aldéhyde toxique sécrété par ce raisin, et le cépage fut immédiatement interdit en France. Des pieds de Noah survivent à Gamone.

Clinton

Le Clinton, dont le raisin noir est petit, est une variété de l’espèce américain Vitis vulpina. Etant donné que l’adjectif « vulpin » évoque une queue de renard, on peut s’étonner que cette vieille plante américaine ne soit pas redevenue célèbre, du moins chez les humoristes, lors de récents événements aux Etats-Unis. Gustave Rey m’a dit que le vin acide du cépage Clinton était « le vin blanc par excellence de Choranche ».

Isabelle

Nous retrouvons ici la variété dont un pied infecté déclencha le grand tremblement de terre du phylloxera...Le célèbre ouvrage (1903) de Viala et Vermorel sur l'ampélographie (la science des cépages) mentionne ainsi l’Isabelle : « C’est un des plus anciens cépages américains pré-phylloxériques, que plantait Mrs Isabelle Gibbs, dans son jardin de Brooklyn. Ce cépage a été essayé dans le bordelais (Château Carbonnieux), mais vite abandonné. Les Italiens le plantèrent également en Toscane et en Lombardie. Ce cépage donna également naissance au cépage Ferdinand de Lesseps, en Belgique. »

Othello

Gustave Rey m’a dit que ce cépage américain faisait partie des vignes qui poussaient autrefois à Choranche, mais je n’ai pu trouver aucune information du tout à son sujet. Cela dit, l’Othello doit survivre toujours en Europe, car il figure dans la petite liste noire de cépages incluse dans une réglémentation récente (1999) de Bruxelles.

Jacquez

Le Jacquez est un hybride de l’espèce américain Vitis bourquiniana. On l’appelle également Black Spanish (Espagnol noir), Lenoir, ou tout simplement « black grape » (raisin noir). Il donne lieu à un vin rouge épicé et robuste. Le célèbre vignoble ancien du Val Verde au Texas utilise toujours ce cépage.

Herbemont

On arrive enfin au plus célèbre des cépages rustres qui s’épanouissaient autrefois à Choranche. D’ailleurs, l’Herbemont réapparait magiquement à Gamone depuis quelques années. Il y a même une rangée d’une vingtaine de pieds d’Herbemont parfaitement alignés, car ils poussaient autrefois sur une treille mise en place par Hippolyte Gerin—juste derrière ma maison.

L’Herbemont, comme le Jacquez, est un hybride de l’espèce américain Vitis bourquiniana. On l’appelle le « brown grape » (raisin brun). Son nom est celui du protestant Nicolas Herbemont qui planta cette vigne dans la Caroline du Sud en 1788. Le vignoble du Val Verde au Texas utilise également ce cépage. Ce raisin brunâtre ou rosâtre produit un vin rosé lourd titrant 15°, qui ressemble à un vin cuit. Mes voisins les Macaire se souviennent que l’on fabriquait ce vin sans fouler les raisins comme on le fait habituellement. On les poussait tout simplement, à la main, à travers le fond d’un panier en osier.

Un vin qui ne ressemblait à aucun autre !

De son vivant, Gustave Rey gardait la jouissance d'un ancien cellier au mas de Saint-Etienne, où étaient stockés ses breuvages concoctés à partir de cépages américains. Il avait l'habitude, paraît-il, de sortir deux ou trois précieuses bouteilles à l'occasion de fêtes. Or, le restaurateur du bourg eut le privilège de participer à une telle dégustation, et il en gardait un souvenir ravi. Il m'a dit : « C'était un nectar extraordinaire : inédit, inimaginable. Ça ne ressemblait à aucun autre vin que j'avais jamais goûté. » En réalité, ça devait être littéralement le cas, car le soi-disant vin de Gustave n'était pas, théoriquement, un vrai vin. C'était autre chose. Et les analyses prouvent, de nos jours, que ces produits étaient plutôt toxiques. Quelque temps après le décès de Gustave Rey, son cellier et son contenu se retrouvèrent entre les mains du nouveau propriétaire du mas de Saint-Etienne, qui était curieux de savoir ce que contenaient les fameuses bouteilles couvertes de toiles d'araignée. Ayant entendu parler des activités viticoles de Gustave, il a donc ouvert quelques bouteilles afin de goûter avec précaution le soi-disant nectar. Apparemment le breuvage était imbuvable, voire infect, et le contenu de l'ensemble des bouteilles dans la cave a été immédiatement vidé. [Cette anecdote m'a été transmise personnellement par le nouveau propriétaire.]