CHORANCHE

Choranche,
terroir de vignobles

Dans l’esprit des gens qui connaissent tant soit peu Choranche, il ne s’agit pas a priori d’un pays de vin. En effet, depuis longtemps, il n’y a plus de vignobles sur les pentes de Choranche. Et pourtant, certains documents anciens nous apprennent que Choranche produisait autrefois, et pendant des siècles, un vin prestigieux, connu dans tout le pays : le vin des moines chartreux.

Histoire ancienne

Pendant presque cinq siècles, depuis le Moyen Age jusqu’à la Révolution française, les vignobles choranchois dépendaient de deux communautés religieuses de la région : le prieuré de Pont-en-Royans et la chartreuse de Bouvante. Les chanoines du prieuré pontois, issus de l’ordre des Antonins, prélevaient une dîme sur la production de vignobles choranchois dont les propriétaires étaient des gens du pays. Quant aux chartreux du monastère de Bouvante, ils étaient propriétaires à part entière de leurs vignobles à Choranche.

La première mention de la viticulure choranchoise, remontant au XIVe siècle, est incluse dans le monumental Regeste Dauphinois [voir l'Internet] du grand historien de Romans-sur-Isère, le chanoine Ulysse Chevalier [1841-1923] :

Un papier de l’abbé Louis Fillet ["Notice historique sur la paroisse de Choranche", 1891, disponible sur l'Internet] indique les revenus vinicoles du prieuré de Pont-en-Royans. Dès 1361, Choranche devait donner trente sétiers de vin au prieuré. Puisqu’un sétier représentait à peu près huit litres, les vignerons choranchois devaient donc donner aux religieux de Pont, pour l’année, environ 240 litres de vin.

Dans l’un de ses deux ouvrages sur le Royans ["La Chartreuse du Val Sainte-Marie", 1985], l’abbé Jean Morin consacre deux pages aux activités viticoles des moines chartreux installés à Bouvante (Drôme) depuis 1144. Quand on entend parler du rapport entre des religieux et le vin, on pourrait imaginer qu’il s’agissait de fournitures de vin de messe. En réalité, les moines s’intéressaient au vin pour deux raisons principales, qui n’ont rien à voir avec l’Eucharistie. D’une part, le métier d’exploitant viticole leur permettait de gagner leur subsistance. D’autre part, le vin était un composant ordinaire des repas qu’ils proposaient aux pèlerins de passage, pour qui les monastères fonctionnaient un peu, jadis, comme les chaînes d’hôtels de nos jours.



La gravure suivante montre des moines vignerons dans un cadre semblable à celui de Choranche :


Parchemins qui restent à décrypter

L’abbé Morin nous révèle qu’en 1381 un « notaire et bourgeois de Romans » donna aux moines chartreux deux pieds de vigne à Choranche. On peut supposer que ce donateur faisait partie des propriétaires sur qui les Antonins de Pont avaient l’habitude de prélever une dîme. Malheureusement, l’abbé Morin n’indiqua pas la source de ce renseignement intéressant. On peut supposer toutefois qu’il s’agissait d’un petit ensemble de parchemins et papiers, parfois en vieux latin, conservés sous la côte ADD 5H 58-9 aux Archives départementales de la Drôme à Valence. J’ai eu l’occasion de photographier tous ces documents, mais il s’avère difficile de les analyser en profondeur, notamment parce que les folios des parchemins moyenâgeux sont généralement rigides et collés ensemble. Il y a également l’obstacle évident de la paléographie. Bref, leur décryptage éventuel serait une affaire d’experts, sans parler de l’investissement nécessaire pour rendre les vieux documents accessibles. Le parchemin le plus ancien que j’ai pu identifier date de l’an 1349. Le seul document que j’ai pu lire dans le détail est l’acte d’acquisition par les chartreux, en 1543, de leur futur quartier général à Choranche.

Voici un fragment d'un premier document [archives de Valence], de 1349, sur les vignobles de Choranche.

Et voici un fragment d'un second document [archives de Valence], de 1483, sur les vignobles choranchois.

Voici enfin un troisième document [archives de Valence], de 1484, sur ces mêmes vignobles.


Exploitation du vignoble choranchois par les moines

En 1593, à la fin des Guerres de Religion, le prieur de la chartreuse écrivit que les vignobles de Choranche, ainsi que le cellier, avaient été endommagés par les conflits avec les protestants. Dans un premier temps, les moines reconstruirent leur monastère à Bouvante, puis ils replantèrent leurs vignes à Choranche et rebâtirent leur local de vinification. Le prieur indique qu’un frère chartreux résidait de temps en temps à Choranche « pour faire faire la culture » et que deux valets y demeuraient continuellement « pour garder le cellier et faire quelque autre travail ».

L’abbé Fillet signale que « la possession du bénéfice de Choranche fut pour le prieur du Pont l’occasion de difficultés avec les Chartreux de Bouvante ». Il arriva même en 1626 aux religieux de se retrouver devant le tribunal à St Marcellin. Avant qu’un jugement ne soit rendu, Dieu intervint ; c’est-à-dire que le procureur des Chartreux et le prieur de Pont moururent tous deux !

En 1670, le vignoble cartusien de Choranche produisit 4000 litres de vin, y compris « le vin blanc et celuy du pressoir ». L’abbé Morin nous apprend que les moines avaient acheté d’autres terrains à Choranche leur permettant d’élever des moutons et une mule, afin d’obtenir de quoi fumer leurs vignes.

Dom Hugo de Monteynard, prieur de la chartreuse entre 1705 et 1712, nota qu’au cours du « grand hyver de 1709, le vignoble fut presque détruit et si maltraité qu’on n’y recueillait cette année-là que deux charges et demie de vin, plus des deux tiers des souches estant absolument mortes et ce ne fut que par les réparations extraordinaires et la quantité de provins qu’on prit soin d’y faire dès cette année qu’on en recueillit environ quatre-vingts charges l’année suivante ». Ici, le terme « charge » signifie un hectolitre. En 1712, le prieur écrivait : « les vignes se trouvent aujourd’hui en fort bon estat et produisent déjà plus de deux cents charges, ce qui ira en augmentant jusqu’à trois cents ». Pour indiquer l’étendue du vignoble cartusien à Choranche, dom Hugo parle de 220 « hommes de vignes », ce qui signifiait qu’il fallait 220 journées-homme de travail pour travailler les vignes à la houe.

L’abbé Morin signale qu’en 1728, le prieur de la Grande-Chartreuse, dom Antoine Tocquet de Montgeffond, parla du « bon vin de Choranche ».

Du côté des Antonins du prieuré pontois, un document indique que la dîme de 1765 représenta 1500 litres de vin. On apprend, à cette occasion, les noms de deux vignerons choranchois : sieur Pierre Cuillerier (on songe au hameau du même nom) et sieur Perrier. On apprend également que la superficie des vignobles pour lesquels le prieuré pontois touchait sa dîme n’était que de 28 journées-homme de travail : c’est-à-dire, l’équivalent de 13% de ce qu’était, un demi-siècle auparavant, la superficie du vignoble cartusien.

A cette époque, le vin choranchois sur lequel le prieuré prélevait sa dîme était fabriqué au « mas de Saint-Etienne ». Un siècle plus tôt, en 1634, un acte du prieuré avait appelé cet endroit « Saint-Etienne-de-Belair ou de Chorenches ». C’était l’emplacement de la première église choranchoise. De nos jours, cette propriété se situe au lieu-dit Saint Estèphe.

Enfin, quand la Révolution française eut chassé tous les religieux, la commune de Choranche annonça publiquement que le vin du pays était « de bonne qualité », que la production globale était de quarante mille litres (dont plus de la moitié émanait des chartreux), et que la vente du vin était l’unique activité commerciale de Choranche.

Cépages

Je n’ai jamais réussi à découvrir l’identité des cépages plantés à la grande époque du vin choranchois, avant la destruction phylloxérique. Lorsqu’on tente de deviner ce qu’auraient pu être ces cépages, plusieurs hypothèses sont plausibles :

Dans la mesure où Choranche n’est pas si loin, géographiquement, des vignobles historiques des Côtes du Rhône, on pourrait être tenté par ce rapprochement-là sur le plan des cépages. Mais on oublie que les deux sols sont très différents. Celui de Choranche est très calcaire, tandis que le sol entre Vienne et Valence, par exemple, est granitique.

Je suis tenté d’imaginer plutôt un rapprochement entre Choranche et la Bourgogne, surtout pour des raisons culturelles. C’est-à-dire que le vignoble en Côte-d’Or était depuis ses origines une affaire de moines (surtout l’abbaye de Citeaux), et j’imagine bien que les communautés religieuses concernées par le vignoble choranchois auraient pu être influencées par ce qui se passait en Bourgogne. Par ailleurs, les deux sols se ressemblent, et les terrains sont souvent en forte pente.

En fin de compte, une petite anecdote précise me fait pencher en faveur de cette hypothèse des cépages de la Bourgogne et du Beaujolais. Il y a quelques temps, j’ai eu l’occasion d’aborder cette question des cépages avec un homme âgé qui fut en quelque sorte la « mémoire viticole » de Choranche. Il s’agit de Gustave Rey [1910-2001], dont le père vint s’installer à Gamone comme vigneron aux alentours de 1905. D’ailleurs Gustave naquit dans la même maison en pierre que j’occupe aujourd’hui, au lieu-dit Gamone. Quand j’ai demandé à Gustave Rey de m’indiquer les cépages choranchois, il a commencé évidemment par citer la petite liste des cépages de l’époque moderne (dont je parlerai dans un instant). Puis il a cité deux cépages nobles, que l’on ne retrouve plus à Choranche de nos jours : le Pinot et le Gamay. Même si Gustave n’a sûrement jamais vu de ses propres yeux des vignes de Pinot et de Gamay, il se souvenait de ces noms dans la mémoire orale du pays.

Pour ces raisons, je crois bien que les cépages de la grande époque à Choranche étaient le Pinot noir, le Gamay noir et probablement (pour le vin blanc que faisaient les chartreux) le Chardonnay. Mais ce n’est qu’une spéculation...

Ancien foudre

Dans une cave de l'ancien mas des Antonins au quartier de Saint-Estèphe (là où se trouvait autrefois l'ancienne église de Saint-Etienne), j’ai pu admirer un superbe foudre en chêne qui date sûrement de la grande époque de production vinicole à Choranche :


Vieil outil de vigneron

Je termine cette page sur la grande époque des vignobles choranchois avec l'image d'un vieil outil de vigneron (dont la pointe est manquante) que j'ai découvert par hasard sur les pentes de Gamone :